Sans motifs apparents, tout à coup un Émanglon se met à pleurer, soit qu'il voie trembler une feuille, une chose légère ou tomber une poussière, ou une feuille en sa mémoire tomber, frôlant d'autres souvenirs divers, lointains, soit encore que son destin d'homme, en lui apparaissant, le fasse souffrir.
Personne ne demande d'explications. L'on comprend et par sympathie on se détourne de lui pour qu'il soit à son aise.
Mais, saisis souvent par une sorte de décristallisation collective, des groupes d'Émanglons, si la chose se passe au café, se mettent à pleurer silencieusement, les larmes brouillent les regards, la salle et les tables disparaissent à leur vue. Les conversations restent suspendues, sans personne pour les mener à terme. Une espèce de dégel interieur, accompagné de frissons, les occupe tous. Mais avec paix. Car ce qu'ils sentent est un effritement général du monde sans limites, et non de leur simple personne ou de leur passé, et contre quoi rien, rien ne se peut faire.
On entre, il est bon qu'on entre ainsi parfois dans le Grand Courant, le Courant vaste et désolant.
Tels sont les Émanglons, sans antennes, mais au fond mouvant.
Puis, la chose passée, ils reprennent, quoique mollement, leurs conversations, et sans jamais une allusion à l'envahissement subi.*
La musique y est discrète. Les musiciens davantage. Ils ne se laissent pas voir dans le moment qu'ils en font.
Un jour, l'un d'eux, qui jouait dans le salon, s'imaginant que je l'observais, manqua de s'éttouffer de honte; or je ne l'avais même pas entendu tant il jouait doucement.
Leur musique en sons mourents semble toujours venir à travers un matelas. C'est ce qu'ils aiment: des souffles ténus, partis on ne sait d'où, à chaque instant effacés, des mélodies tremblantes et incertaines, mais qui s'achèvent en grandes surfaces harmoniques, larges nappes soudain déployées.
Ils aiment davantage encore l'impression que la musique se déplace (comme si les musiciens contournaient une montagne, ou suivaient une ruelle sinueuse), se déplace et vient à eux comme au hasard des échos et des vents.
Henri Michaux, Voyage en Grande Garabagne (1936)